Paradoxalement, alors que cet article contient le moins de spoilers possibles au sujet de Gone Home, il en contient d’assez gros sur Bioshock Infinite. Toutes mes excuses.
Je ne suis pas le seul à faire ce constat : un nombre assez important des jeux vidéo populaires aujourd’hui représentent d’une manière ou d’une autre la haine. Jamais le jeu vidéo n’aura donné autant de raisons à autant de héros anonymes d’éliminer avec une violence de plus en plus graphique le moindre quidam se tenant sur son chemin. Tous, nous avons vu l’ascension fulgurante de Call of Duty, et l’armée d’éditeurs et de développeurs qui se sont levés pour les suivre sur le chemin de la guerre virtuelle perpétuelle.
Et après tout, il est plutôt simple de comprendre pourquoi. Dès Computer Space en 1971, on a compris que le conflit, ici entre soucoupes volantes armées de lance-missiles, était simple à assimiler pour le quidam lambda : il y a un gentil (le quidam), un méchant (les soucoupes volantes), et une quête (la survie prolongée du quidam). Tout cela était très simple, évidemment, mais les outils primitifs de l’époque ne permettaient pas de faire plus élaboré.
41 ans plus tard, la technologie a progressé, mais le conflit est toujours là. Pire encore : là où il n’était qu’une curiosité en 1971, le combat armé dans le jeu vidéo est aujourd’hui la quasi-totalité du Zeitgeist vidéoludique, tellement rentrée dans les mœurs que l’E3 en est devenu un concours de qui sera le plus violent, dont les gagnants sont déterminés par le suffrage du pire des applaudimètres. Au risque de parler comme un vieux con ou un militant de l’association Familles de France, je me sens de moins en moins confortable avec un milieu qui s’extasie quand Joel de The Last of Us explose le crâne d’un voleur d’un coup de crosse de son fusil à pompe ou lorsque, dans une scène à la Hugo Délire mais en plus glauque c’est à toi, petit Stéphane de Châteauroux, de dire à Sam Fisher avec quel objet il devrait frapper le vilain terroriste pour le faire parler.
Et encore une fois, je ne suis pas le seul à faire ce constat. Tout un tas de messieurs très importants dans cette industrie ont eu la même idée, et tous ont décidé d’utiliser la tribune qui leur est offerte en tant que mâles adultes âgés entre 18 et 49 ans pour faire passer leur message à eux sur la violence. Mais tous, de Spec Ops: The Lineà Bioshock Infinite en passant par Far Cry 3 et Hotline Miami, ont un problème fondamental qui rend leur démonstration totalement caduque. Tous veulent faire leur grand discours sur le problème de la ludification de la violence en faisant de la violence ludifiée un élément indispensable de leur propos. En gros, ils veulent dénoncer la pente glissante sur laquelle le médium s’est engagée tout en voulant profiter du toboggan gratuit.
Pour vous donner un exemple précis de ce que je veux dire, prenons le plus récent de ces jeux : Bioshock Infinite est un jeu dans lequel Booker DeWitt est un ur-protagoniste mâle blanc par excellence dont la violence transcende plusieurs espace-temps et amène une suite infinie de catastrophes, si bien que le jeu se termine sur le constat que, pour préserver l’équilibre de la réalité, Booker doit disparaître. Et c’est un propos que je peux totalement soutenir, mais dont la potence est sapée par le fait que c’est à toi, petit Stéphane de Châteauroux, de faire en sorte qu’il se débarrasse des malandrins sur son chemin de la façon la plus efficace possible, avec pour récompense l’une des représentations les plus spectaculaires de l’acte de tuer quelqu’un.
The Fullbright Company, qui a signé Gone Home, est composée d’anciens développeurs d’Irrational Games et de 2K Marin, qui ont notamment bossé sur la série des Bioshock. Promis, on va arriver au moment où je parle du jeu pour de vrai.
Je ne dis pas que ces développeurs qui utilisent la violence pour parler de la violence sont de sales hypocrites dont les propos n’ont aucun intérêt, non. Je l’ai expliqué plus haut, je peux tout à fait comprendre qu’on fasse des jeux violents. Après tout, c’est ce qui se vend, et même les développeurs de jeux vidéo doivent manger parfois. Ce que je voulais dire, c’est qu’un propos qui vise à dénoncer la violence tout en forçant le joueur à y participer sera forcément assez limité.
Gone Home décide de jouer la carte de l’alternative. Au lieu de faire un jeu de plus sur la haine, ses développeurs ont décidé de faire un jeu sur l’amour. Et ils ont totalement réussi. Une partie de moi espère qu’à la lecture de cette phrase, vous aurez arrêté de lire l’article pour commencer cette expérience vierge de la moindre arrière-pensée. Parce que c’est l’un de ces jeux où il est salutaire d’en savoir le moins possible, où l’histoire écrite par ses propres découvertes est toute aussi intéressante que l’histoire écrite par ses créateurs. Pour ces personnes-là, je vais mettre les informations essentielles de cet article dans la prochaine ligne.
Gone Home est sorti sur PC le 15 août 2013, vous pouvez l’acheter sur Steam ou sur le site du développeur, et il vous en coûtera au moins 18 dollars, et je vous le recommande très chaudement.
Si vous êtes restés après cet interlude, j’imagine que c’est parce que vous avez besoin d’en savoir un peu plus. Commençons alors par tout ce que je peux vous dire au sujet du scénario du jeu. Nous sommes le 7 juin 1995, il est une heure du matin, vous vous appelez Kaitlin et vous venez de rentrer après une année passée à faire le tour d’Europe. Vous êtes sur le perron de la demeure familiale, la porte est fermée, et vous découvrez une note de votre sœur qui semble indiquer un départ aussi précipité que définitif. Et je ne peux pas vous décrire ce qui viendra après. (Mais, oui, vous entrerez dans la maison)
Une fois à l’intérieur, ce sera à vous d’explorer chaque pièce de la maison à la recherche d’indices qui vous permettront de comprendre ce qui s’est passé. Chaque pièce a sa petite histoire à raconter, et chaque objet dans cette pièce contribue jusque dans ses moindres détails amoureusement retranscrits sur des textures incroyablement fines à raconter cette petite histoire, et toutes les petites histoires de ces pièces offrent un éclairage nouveau sur la grande histoire.
Et le miracle, c’est que malgré tous ces efforts pour raconter une histoire, rien dans Gone Home ne semble artificiel. La maison dans laquelle vous errez est une vraie maison des années 90 dans laquelle des gens ont vécu. Il y a du désordre dans les chambres, des cassettes sur lesquelles on a enregistré X-Files, et beaucoup de souvenirs qui traînent.
C’en est carrément paradoxal : alors que vous êtes seule dans la maison, il y a une certaine humanité qui se dégage de Gone Home. Au fur et à mesure que vous découvrez les diverses notes écrites de la main de votre sœur et que vous assemblez les pièces du puzzle, de document en document, de triomphes en échecs, de joies en peines, on apprend à comprendre ces personnages et leurs problèmes, et, sinon à les aimer, au moins à ressentir une certaine empathie pour eux. L’écriture est absolument impeccable, et les quelques moments de voix-off sont parfaitement joués.
Et je me sens tellement con de ne pas pouvoir vous en dire plus, et de ne pas pouvoir vous le dire mieux, mais, vraiment, sincèrement, même si le jeu est incroyablement court, il se donne un objectif et il le réussit parfaitement. C’est un jeu incroyable d’optimisme, et c’est un truc dont nous avons besoin, et c’est un truc que je veux encourager, alors s’il vous plaît, achetez ce jeu, et si je ne vous ai pas convaincu, des gens bien plus qualifiés que moi ont certainement eu mieux à dire, et je commence à me perdre, toutes mes excuses. Le jeu est génial.