Voici un nouveau numéro de Manga au singulier, rubrique dans laquelle je sélectionne des premiers tomes de mangas (et/ou des one shot) sortis récemment. Parce que vous comprenez, rester dans le coup, c’est important. Ici seront mis en avant cinq titres publiés en France entre fin août et début octobre et qui représentent des courants et des manières d’aborder le neuvième art assez différents. Trêve de suspens (pour qui n’a pas lu le titre), je vais parler d’Unlucky Young Men, Brainstorm’ seduction, Mirages d’été, Levius et Last Hero Inuyashiki.
Si vous avez lu le premier épisode de Manga au singulier, vous constaterez quelques différences sur la forme (et notamment l’ajout d’une bannière réalisée gracieusement par Julien Bonnaric, dont je vous invite très fortement à faire un tour (voire même plusieurs) sur son site professionnel et sa page Facebook), mais le fond reste le même : c’est-à-dire mettre sur papier le ressenti à la lecture. Pas d’information et encore moins d’analyse dans cette chronique. Désolé.
Unlucky Young Men de Kamui Fujiwara et Eiji Otsuka
Le manga débute en 1968, avec la rencontre de N et T (avatars fictifs de Norio Nagayama et Takeshi Kitano). S’en suit alors un thriller, plus axé sur le développement des personnages que sur l’histoire elle-même, sous fond historique. En effet, Eiji Otsuka revient sur une période d’après-guerre qui le fascine : les révoltes étudiantes au Japon de la fin des années 60.

Sur le fond, Unlucky Young Men est un manga très intéressant de part la période qu’il aborde. Tout d’abord par le fait de représenter la jeunesse de l’époque par des figures iconographiques émergentes. Leur biographie et leur manière de vivre et penser se mêlent à la fiction, donnant ainsi un repère connu auquel s’accrocher pour mieux découvrir l’histoire du Japon. Autre élément passionnant, le contexte sociétal. L’œuvre aborde la montée d’idéologies extrêmes, et notamment l’émergence de l’Armée Rouge (groupuscule terroriste qui a sévit jusque dans la seconde moitié des années 70). Alors oui, l’approche est plus proche de la fiction que du documentaire mais Eiji Otsuka a le mérite de nous passionner sur le sujet, ce qui implique que chaque lecteur est libre de faire des recherches après coup. Moi, cette période de contestation sociale et de libération de mœurs me fascine, et c’est pour ça que j’ai accroché à la série (et cela malgré quelques incohérences/anachronismes/facilités).
Sur la forme par contre, ce n’est pas tout à fait ça… Le manga décrit le quotidien des personnages alors que, en bon thriller, il pourrait se consacrer sur un (voire des) fil rouge, un choix plutôt audacieux en phase avec la logique historique. Mais Eiji Otsuka retombe encore et encore dans ses travers scénaristiques en altérant la personnalité de ses personnages d’un chapitre à l’autre. Voir un protagoniste, pas encore totalement développé, changer subitement de manière de penser est déconcertant, surtout qu’il n’y a pas l’excuse des personnalités multiples d’un MPD Psycho. Mais ça passe encore, on connaît Eiji Otsuka et son goût, parfois un peu facile, pour la déconstruction des personnages. C’est surtout la structure narrative qui pèche, et pour une raison simple : elle est trop maîtrisée. On devine instantanément où les auteurs veulent en venir. C’est propre, très propre. Tellement que ça dénote avec l’ambiance anarchique qui est censée régner durant la période traitée.
Graphiquement, Kamui Fujiwara surprend en s’éloignant son adaptation de Dragon Quest pour laquelle il est connu en France. Ici, il rend hommage au style en vogue à l’époque : le gekiga. Il triche un peu en s’aidant de techniques informatiques, mais il le fait bien. Son trait n’a rien de transcendant, mais il assure l’essentiel.
Au final Unlucky Young Men n’est pas dénué d’intérêt. C’est un manga assez personnel sur un période charnière du Japon contemporain qui mérite d’être lu. Pour en savoir plus, je ne peux que vous recommander de jeter un coup d’œil à ma dernière interview d’Eiji Otsuka et à mon analyse plus complète (et mieux écrite) qui paraîtra dans le numéro 207 d’AnimeLand (fin novembre/début décembre donc).
Brainstorm’ seduction de Setona Mizushiro
La reine du manga sentimental est de retour, et ayant été marqué par L’infirmerie après les cours, je ne pouvais pas manquer ça. Dans Brainstorm’ seduction, on suit les péripéties amoureuses d’une trentenaire qui tombe amoureuse d’un petit jeune de 23 ans. Mais le pitch ne s’arrête pas là, on est chez Setona Mizushiro, pas chez une mangaka quelconque voyons ! En fait on suit le manga à l’intérieur de sa tête, avec un conseil de cinq juges personnalisant ses émotions. Ils débattent de ce qu’elle doit faire, de comment elle doit réagir, de ce qu’elle doit dire et cetera.

Bon déjà, avant de commencer, un mot sur l’édition de Kaze. Je trouve le titre anglais injustifié, d’autant plus qu’il n’est pas évident à prononcer. Et puis, quitte à le nommer en anglais autant puiser dans la version originale puisque le manga est sous-titré Poison Berry in My Brain. Voilà qui sonne mieux je trouve (sans compter qu’il n’y a plus cette apostrophe ridicule). Mais bon, on est loin de Heartbroken Chocolatier, le précédent manga de Setona Mizushiro, et de son titre à moitié adapté en anglais alors même que le manga est clairement ancré dans la culture française. Outch. Autre chose qui frappe, et bien plus cette fois, c’est le résumé qui n’a rien à voir avec l’histoire (Bobo en parle plus longuement dans son article sur la série) afin (sûrement ?) de coller avec la sortie au cinéma de Vice Versa. A mon sens mieux vaut une accroche putassière mais explicite du genre « entre Vice Versa et Fight Club » plutôt qu’un résumé erroné. Mais bref, passons.
En ouvrant Brainstorm’ seduction, je m’attendais à lire un manga sérieux sur les sentiments et les doutes d’une femme. Erreur fatale. Au lieu de ça, je me retrouve face à une comédie à base de quiproquos et de rebondissements loufoques qui ne laissent aucune minute de répit au lecteur. Et ça marche ! Setona Mizushiro joue avec les codes des amourettes (à base de je t’aime, moi non plus) et les peurs de vieillir de son héroïne afin de nous faire rire.
De plus, la mangaka dessine toujours aussi bien ses personnages (et à toujours un faible pour les garçons avec des mèches). Je regrette juste l’absence trop souvent répétée de décors.
Aussi attendrissant que hilarant, Brainstorm’ seduction prouve une nouvelle fois à qui en doutait le talent de son auteure. Clairement le manga qui m’a fait le plus rire de l’année.
Mirages d’été de Kazu Yuzuki
Cette fois il s’agit un recueil réunissant huit histoires (dont une en deux parties) ayant pour thème aussi bien la végétation que l’éveil aux sentiments des jeunes filles. Sous le néflier du Japon, la première nouvelle, donne le ton du récit. Contemplatif, à l’allure poétique, l’histoire de ce petit garçon malade flirte avec le surnaturel et l’érotisme.

Si ce premier récit et L’âge d’or (la nouvelle en deux parties) semblent être les principaux intérêts de Mirages d’été, moi j’ai particulièrement été frappé par Les jeunes filles du large. En vingt pages, Kazu Yuzuki raconte le parcours de deux amies se rendant au cinéma. Une marche surréaliste coupée par des compositions à couper le souffle. Autre récit qui a retenu mon attention est le dernier, dans lequel une jeune fille se transforme en courge. Plus que par l’histoire, j’ai été subjugué par la beauté du trait de l’auteur. Cette nouvelle a été publiée initialement en 1995, alors que les autres datent des années 80. Le progrès est flagrant.
Mais qu’on ne se trompe pas, les sept premières histoires sont elles aussi splendides de part le soucis du détail des décors et l’apparition d’éléments surréels. C’est d’ailleurs ce qui fait la force du recueil, car non seulement j’ai été impressionné par les qualités techniques et artistiques de Kazu Yuzuki, mais en plus ses arrières-plans proches de la nature sont reposants.
Au final, même si le recueil est inégal (enfin seule une histoire m’a un peu ennuyé), je ne regrette pas la lecture tant Kazu Yuzuki offre une continuation de l’inexorable fin de l’été. L’auteur arrive à faire naître en nous un sentiment de mélancolie tout en nous apaisant. Du grand art.
Levius de Haruhisa Nakata
Dans un passé alternatif aux allures de steampunk se déroule des combats de boxe mécanique. Une lutte (bien souvent) à mort dans laquelle prennent part des êtres humains modifiés. C’est le cas de Levius, notre jeune héros qui a perdu son bras durant la guerre. Une sorte d’automail à la Fullmetal Alchemist le remplace.

Avant tout Levius déconcerte par sa mise en scène atypique. Lecture dans le sens français (publié au Japon également de cette manière), utilisation d’un flou photographique, sur-utilisation des trames rendant le noir jamais vraiment noir, découpage proche du franco-belge et cetera. De plus, le trait de Harushisa Nakata est aussi sublime que détaillé. C’est cette distinction entre une méthode non conventionnelle de faire du manga et un graphisme maîtrisé qui peut déstabiliser le lecteur. Et pourtant, page après page, on s’y fait.
Outre son aspect esthétique, les thèmes abordés dans le manga m’ont intéressé. On y parle d’onirisme, de capitalisme, de guerre. On critique la sur-enchère de la modernisation en mettant en avant la faiblesse du cœur des hommes. C’est bien fait, bien pensé, même si c’est parfois un peu prout prout (du genre « oh regardez comme Levius est un génie, il a douze ans et lit du Kant ! », les exemples un peu faciles de ce type ne manquent pas). Bref, le côté sportif est lui aussi fascinant car bien développé. L’auteur a créé l’univers de son sport, à base de divisions et de règles propres. De quoi happer les lecteurs dans la compétition.
J’ai surtout eu du mal à être captivé par les protagonistes (surtout Levius et son oncle) au début, mais plus j’ai avancé dans ma lecture et plus je me suis attaché à Levius (mais pas à son oncle).
En dépit des apparences, j’ai beaucoup aimé ce premier tome (d’autant qu’il est prometteur) car il est aussi prétentieux qu’atypique. Il y a énormément de choses à dire sur Levius, si bien que je lui consacrerai un article sous peu. En entendant, je vous recommande chaudement de le lire.
Last Hero Inuyashiki de Hiroya Oku
Dans ce manga on suit un homme proche de la soixantaine que tout le monde méprise. Et comble du malheur, il apprend qu’il souffre d’un cancer. Alors qu’il ne parvient pas à annoncer la nouvelle à sa famille, il part déprimer dans un parc, avec sa chienne, quand tout à coup il se fait exploser la tronche par des extra-terrestres ! Ni vus ni connus, les petits hommes verts (on imagine) le reconstruisent avec ce qu’ils ont sous la main : c’est-à-dire des armes de guerre. Et le sort est le même pour un mystérieux jeune homme présent lui-aussi dans le parc au moment de l’impact.

Ce premier tome de Last Hero Inuyahiki pose les bases de l’univers et présente en long, en large et en travers le vieillard qui sert de héros. Difficile alors de se prononcer sur le manga de Hiroya Oku. Seulement, le choc du premier tome n’est pas aussi intense que celui de Gantz, sa série phare. Ici, la violence est gentillette, les personnages prennent bien soin d’éviter de verser la moindre goutte de sang. Espérons que la suite soit beaucoup plus politiquement incorrecte, sinon je risque de vite m’ennuyer.
D’autant plus que j’ai détesté le héros, ce vieux lâche que tout le monde méprise, même moi. Il me dégoutte et sa présence m’est limite insupportable. C’est peut-être une volonté de l’auteur, à voir dans la suite donc. Mais encore une fois on est loin du héros de Gantz, tellement amoral qu’il en devient drôle (puis pathétique, puis touchant).
En somme, si le premier tome est prometteur, il faudra attendre les suivants pour se faire un avis définitif sur la série. Les enjeux ne sont pas encore dévoilés, et le second personnage modifié qui m’intrigue au plus haut point non plus. Une chose est sûre, avec les armes de guerre cybernétiques dont sont dotés les héros, il va y avoir de l’action…
