Poison City – tome 1 de Tetsuya Tsutsui
Censure vs Liberté d’expression
Après leur collaboration très étroite sur Prophecy, Ki-oon et Tetsuya Tsutsui travaillent de nouveau main dans la main, pour nous proposer un nouveau titre ambitieux : Poison City.
Ce dernier a pour sujet principal la censure et la liberté d’expression. Compte-tenu des événements de Janvier 2015, son propos n’aura jamais été autant d’actualité.
Mais avec un sujet si fort, si engagé, le résultat est-il à la hauteur ?
Poison City – tome 1 de Tetsuya Tsutsui est édité par Ki-oon et est disponible à la vente depuis le 12 mars 2015.
Résumé de Poison City 1 chez Ki-oon
Résumé de l’éditeur :
Tokyo, 2019. À mois d’un an de l’ouverture des Jeux Olympiques, le Japon est bien décidé à faire place nette avant de recevoir les athlètes du monde entier. Une vague de puritanisme exacerbé s’abat dans tout le pays, cristallisée par la multiplication de mouvements autoproclamés de vigilance citoyenne. Littérature, cinéma, jeu vidéo, bande dessinée : aucun mode d’expression n’est épargné.
C’est dans ce climat suffocant que Mikio Hibino, jeune auteur de 32 ans, se lance un peu naïvement dans la publication d’un manga d’horreur ultra réaliste, Dark Walker. Une démarche aux conséquences funestes qui va précipiter l’auteur et son éditeur dans l’oeil du cyclone…
Le Comic Code Authority version manga
Comme nous l’explique Ki-oon dans les dernières pages de ce volume, Poison City est né d’un épisode réel qui est arrivé à l’auteur. En 2013, il apprend que son manga Manhole est considéré comme « œuvre nocive pour les mineurs » par une agence de protection de l’enfance de Nagasaki. Sauf que cette censure a été décidé de façon assez arbitraire. De là, est née l’idée de ce seinen.
D’ailleurs, je pense que Ki-oon aurait du placer ce petit texte en début de manga, pour bien placé Poison City dans le contexte. Savoir cela offre une vision un peu différente du manga. Déjà, on voit qu’il ne s’agit que d’une extrapolation de quelque chose qui existe déjà et donc, ce n’est pas totalement imaginé. Ensuite, en sachant cela, on peut s’interroger sur la portée symbolique de ce titre. Est-ce que Tetsuya Tsutsui n’a écrit ce titre que par vengeance ?
L’histoire se déroule dans un futur assez proche, en 2019, à une époque où Tokyo va bientôt accueillir les Jeux Olympiques. Un comité bien-pensant met tout en oeuvre pour lisser l’image de la culture japonaise en portant un coup d’arrêt aux œuvres qu’il juge controversées. La pression de ce comité, et son plus digne représentant, devient si forte qu’elle impacte la création même. C’est ainsi qu’un mangaka, en passe d’être publié, va faire face à cette censure, qui débute tout d’abord par de l’auto-censure.
Dès les premières pages, le mangaka prend son lectorat au dépourvu, avec ce qu’il croit être une histoire de personnes poussées au cannibalisme suite à un virus. Mais rapidement, on va s’apercevoir qu’il ne s’agit que de la mise en image du scénario d’un apprenti mangaka : Mikio Hibino. C’est par le biais de ce personnage (l’utilisation d’un mangaka comme héros n’est pas fortuite) que le mangaka va nous faire comprendre comment une société peut basculer dans une censure excessive. Notre protagoniste n’a pas réalisé à quel point la société japonaise avait changé. Il voit ainsi sa nouvelle série subir, d’abord de façon indirecte, les foudres de la censure. Il va donc être confronté au choix de s’y conformer pour être publié et continuer son métier ou bien laisser parler sa liberté d’expression.
Tetsuya Tsutsui nous livre une nouvelle fois un titre engagé, qui colle malheureusement aux événements récents. La thématique est évidente et tourne autour de la liberté de création et d’expression face à la censure et à la bien-pensée dictée par une structure d’état. On pourrait croire qu’il ne s’agit que d’une projection et une vengeance de l’auteur par rapport à ses déboires personnelles. Même s’il y a un tout petit peu de ça, l’auteur s’en éloigne pour nous livre un manga intelligent et au discours fort. Il pose de vraies questions et dépeint une situation certes un peu extrême, mais pas si irréaliste que ça.
Pour cela, au lieu de confronter directement son héros à un organe de censure, qui ferait loucher vers certaines pages peu reluisantes de notre histoire, ou encore qui ferait penser au classique Farenheit 451, il va d’abord passer par des étapes intermédiaire. Et ces étapes nous montrent bien que le plus gros des freins reste l’auto-censure ou la censure de personnes bienveillantes. Ainsi le personnage principal va se voir recommander, pour son bien, d’aseptiser certains passages, de modifier son histoire, d’anticiper des passages qui pourraient être jugés subversifs. Mais ces recommandations viennent en premier lieu de personnes compatissantes, bienveillantes et qui ne sont pas d’accord avec ce procédé. Et c’est en ça que c’est intelligent. Cela montre que la censure peut être plus sournoise qu’une simple agence dictant ce qui est bien ou pas. Et c’est même ici le plus grave et le plus choquant. Avec la volonté de bien faire, on voit bien comment on en vient à dénaturer une oeuvre pour coller aux bonnes pratiques.
Pour montrer les effets pervers où cela peut mener, Tsutsui use de petites ficelles rendant encore plus terrifiantes cette censure. Je pense notamment à l’utilisation d’enfants pour dénoncer les oeuvres amorales ou l’apparition d’un personnage « converti » presque lobotomisé. Ce dernier, n’est pas forcément la meilleure idée de l’auteur. Même s’il a pour but de montrer comment on peut suivre la censure juste pour pouvoir survivre, il est trop manichéen pour être intéressant et pertinent.
Pour donner un visage à la censure, le mangaka va dépeindre un politicien habile mais manipulateur et extrémiste, poussé par des convictions très personnelles. On y voit bien un personnage capable de s’attirer le soutien de la masse jusqu’à peut-être même poser les bases d’un régime plus totalitaire.
Une autre bonne idée du mangaka, pour rendre le tout plus digeste et surtout donner plus de poids aux arguments des un et des autres, consiste à entrecouper son récit de passage issus du manga du héros. Ce découpage se révèle diablement efficace et permet de mieux comprendre les états d’âme de l’artiste et son refus de voir son oeuvre modifiée pour plaire aux censeurs.
Tsutsuiévite aussi de tomber dans la caricature et la charge aveugle contre la censure. Même si son discours est très partisan, les positions de chacun sont convaincantes et assez réalistes. Ce qui rend d’autant plus fort les messages véhiculés par ce Poison City. Il a su également trouver les arguments chocs pour etayer son propos. Le plus bel exemple reste l’arrivée de l’éditeur étranger, en l’occurrence américain, permettant ainsi de parler du fameux Comics Code Authority et des dégâts initiés par le controversé Fréderic Wertham. On oubliera que ce personnage est introduit assez maladroitement et que l’on sent trop qu’il sert de prétexte pour exposer cette épisode historique du neuvième art.
Cette lecture doit faire réfléchir le lecteur sur cette notion de liberté d’expression et liberté de création, et l’importance que cela peut avoir. Bien que l’intérêt réside dans son côté militantisme, Poison City peut se lire aussi d’un point de vue purement récréatif. Même ainsi, la lecture est plaisante et on hâte de voir comment Mikio Hibino va réussir à rencontrer le succès avec son Dark Walker version non modifiée. Tout comme on a hâte de voir comme ce Japon fantasmé va basculer ou non dans un excès de censure et d’intrusion dans la créativité.
Pour conclure, Poison City – tome 1 de Tetsuya Tsutsui est un titre engagé, qui flirte parfois avec une réponse cinglante aux problèmes de l’auteur, mais qui ne tombe jamais réellement dedans. C’est surtout un manga d’anticipation où un organe gouvernemental exerce une pression au nom de la protection des enfants contre des oeuvres nocives. Avec ce thème, le mangaka nous livre une réflexion intéressante sur la liberté de création et d’expression. On sent que ce thème lui tient à coeur, et on a donc une oeuvre presque militante. Tout n’est pas parfait avec quelques maladresses et quelques points caricaturaux mais c’est du très bon Tetsuya Tsutsui. Ce dernier a toujours son trait très reconnaissable et une maîtrise de sa narration. J’ai particulièrement apprécié l’insertion de pages issues du manga du héros.
J’ai également apprécié l’angle d’attaque de cette diatribe contre la censure. Au lieu d’y aller de front en opposant pro et anti, il choisit une voie plus maline et retorse. Ainsi l’impact, le poids de cette censure ambiante se fait de façon plus insidieuse par de l’auto-censure, ou une invitation à la modération par des gens proches et concernés. Intelligent !
J’ai hâte de lire la suite de Poison City et voir comment Tsutsui va conclure toute ça et donc mettre un point final à cette virulente prise de position.
Et vous qu’avez-vous pensé de cette oeuvre qui trouve encore trop écho chez nous ? Y voyez-vous un récit intelligent pour alerter sur les méfaits de la censure ou au contraire une simple vengeance de l’auteur ?