
Depuis le début des années 2000, le Studio Ghibli a acquis une notoriété internationale, allant jusqu’à donner ses lettres de noblesse à l’animation japonaise. En France, Ghibli devient synonyme de productions originales, poétiques, capables de toucher aussi bien les enfants que les plus grands. Un studio nous embarquant dans des univers où la magie et l’imaginaire viennent réveiller cette âme d’enfant qui sommeille en nous. En tête de ligne, il y a le réalisateur Hayao Miyazaki, à ses côtés, il y a son producteur Toshio Suzuki, et un autre réalisateur, plus discret, Isao Takahata. Le Studio Ghibli existe à travers ses trois noms, chacun jouant un rôle au coeur de cette machine à rêves.
Machine que ce documentaire se propose d’aller examiner de plus près, pour nous présenter des images dont la résonnance prend encore plus de valeur à l’heure où Miyazaki s’est retiré du monde des longs-métrages et que le studio traverse une mauvaise passe l’amenant doucement vers une restructuration. Une page se tourne, et pourtant, que connaissons-nous vraiment de Miyazaki ou de Ghibli ? Une réalisateur de génie ayant crée plusieurs chefs d’oeuvres au sein d’une société de production unique ? Mais encore… ?
GHIBLI EN COULISSES
Avec sa caméra, la réalisatrice Mami Sunada est allée s’immerger dans la vie quotidienne du studio pendant près d’une année, de quoi couvrir la production du dernier film de Miyazaki, Le Vent se Lève. Le documentaire marche comme une véritable immersion, avec une Sunada en toute discrètion qui capte sans filtre des instants de vie. Les grandes têtes du studio se prêtent volontiers au jeu, entre rigolade, petites moqueries et instants plus sérieux, l’ambiance est au naturel.
Dans les coulisses, nous découvrons donc la réalité de l’entreprise Ghibli, d’un point de vue économique et créatif. Avec un producteur gérant l’aspect commercial, c’est-à-dire s’occuper de la marque Ghibli et de ses produits, films ou produits dérivés, en veillant à respecter les plannings ou démarcher différents partenaires — faire le tour des cinémas pour préparer les sorties salles, penser à des produits autour d’un film, assurer les conférences de presse, assister Miyazaki pour des choix de production…
Et au coeur de tout, Hayao Miyazaki. S’il est bien sûr question de Ghibli, le documentaire fonctionne surtout comme un portrait du réalisateur et de sa création. Miyazaki apparait comme un homme simple et modeste dans son travail, travaillant dans un coin d’open space avec le même confort matériel que ses employés. Un type qui dessine, colorise ses story-boards ou ses planches avec des moyens traditionnels, pas d’informatique pour lui.
De temps en temps, il se met à penser tout fort, à repenser à des anecdotes sur des films ou des personnes, à échanger avec Sunada… Avant de se replonger dans son travail. C’est un homme bavard qui le soir venu, n’hésite pas à partager ses doutes sur l’existence ou l’état de la société Japonaise. Des propos pessimistes qui peuvent surprendre de la bouche d’un réalisateur ayant dédié son oeuvre aux enfants, à l’emerveillement, à l’impossible. Soudainement, repenser au Vent de Lève, qui une fois terminé, synthétise ces doutes, ces questions sur sa qualité de créateur dans un monde rongé par le chaos — ci-dessous, je vous invite à regarder cette chronique vidéo pertinente du film.
Tout comme à un moment donné, le voilà en train de qualifier Porco Rosso de film idiot car estimant qu’il ne s’agit pas d’un film pour enfants… alors qu’il oeuvre sur Le Vent se Lève. L’homme a ses contradictions, capable d’être touchant lorsqu’une larme coule sur son visage lors du doublage-mixage du final de son film, il apparait aussi parfois… “maladroit” dans son rapport avec les autres. Et sur ce point précis, Sunada préfère montrer Miyazaki à travers ses collègues et salariés pour faire apparaitre cette face du perfectionniste exigeant. De quoi se rappeler “300 jours de guerre entre père et fils”, making-of de La Colline aux Coquelicots de Goro Miyazaki, qui retrace la relation très difficile entre les deux Miyazaki, avec un Hayao sec et intransigeant, pas forcément des plus agréables — à lire. Ici, Sunada nous laisse entrevoir quelques bribes de ce comportement, c’est des animateurs confrontés à des challenges compliqués au point d’en faire craquer beaucoup, c’est un Hideaki Anno (réalisateur d’Evangelion) qui lâche au cours d’une réunion que les collègues de Miyazaki ne sont que des pions, c’est des non-dits justifiés finement plus tard — la grossesse de l’assistante préférée de Miyazaki…
FANTÔME ET RÉALITÉ
Enfin, le troisième pilier du studio, Isao Takahata, principalement connu en France pour avoir réalisé Le Tombeau des lucioles. Dans le documentaire, Takahata est une figure fantomatique que l’on aperçoit brièvement vers la fin. Pour autant, il est présent dans les esprits de tous, Miyazaki et Suzuki parlent régulièrement de lui, reconnaissant son apport au studio dans sa découverte de plusieurs talents — dont Joe Hisaishi — tout en se moquant gentiment de son rythme de travail. À tel point que Takahata devient limite une private joke, l’homme qui ne voulait pas finir son film (Le Conte de la princesse Kaguya), ce qui donne du fil à retordre à son jeune producteur — qui en l’espace de la production du film a eu le temps de devenir deux fois père…
Le documentaire parvient à dresser un portrait nuancé du studio, nous révélant certaines étapes de la création artistique et son lot de moments superbes — la décision de caster Hideaki Anno dans le rôle principal part d’une simple blague qui va plaire à Miyazaki, et apparemment il était le seul dans la salle à être enthousiaste. Tout en montrant les difficultés de la situation de l’industrie et du pays, avec une censure non-officielle qui s’installe — des “pressions” de la TV pour ne pas aborder des sujets jugés sensibles — une uniformisation des talents — ces doubleurs jouant tous pareils — et des politiciens qui viennent chasser dans le domaine d’un imaginaire marchandisé (le salon de jeux vidéo).

LE MOT DE LA FIN
The Kingdom of Dreams and Madness s’impose comme un excellent documentaire sur les coulisses d’un monument de l’animation japonaise, la simplicité et l’efficacité au service de créateurs ayant les pieds sur terre. Avec un Miyazaki, une clope au bec, accessible et majoritairement souriant, laissant entrevoir sa fragilité, ses doutes artistiques et humains — à la fois sur le monde d’aujourd’hui, mais aussi sur sa propre histoire personnelle. Passionnant.
Le film a été diffusé le 22 Novembre 2014 dans le cadre du Festival du film Japonais Kinotayo.
Le film sortira en France courant 2015.