Nous continuons notre série d’articles sur « le manga pour les nuls« . Avec cette fois-ci un petit tour du côté des rédactions japonaises, l’occasion de nous poser cette question fondamentale : c’est quoi un tantô ?
Aussi appelé en France responsable éditorial, le tantô est une figure de l’ombre indispensable dans la conception d’un manga. Chargé de faire le lien entre le mangaka et son éditeur, il exerce de nombreuses fonctions : il va aussi bien chaperonner l’auteur que s’assurer qu’il rendra bien ses planches à temps pour qu’elles partent chez l’imprimeur, pourra lui fournir les documents dont il a besoin pour son travail – comme de la documentation – mais est aussi et surtout habilité à refuser les scénarios ou designs proposés, ainsi qu’à imposer des modifications. Il est là pour vérifier que le mangaka respecte bien le cahier des charges de son magazine de prépublication ainsi que les consignes de son éditeur, et pour l’aider à produire l’œuvre la plus proche possible des attentes du lecteur.
Dans certains cas, le poids du tantô est tel que nous pouvons les considérer comme les co-scénaristes des séries sur lesquelles ils travaillent.
Ainsi, Takashi Nagasaki commence sa collaboration avec Naoki Urasawa en 1985, en tant que responsable éditorial pour Pineapple Army ; néanmoins, son influence sur l’artiste et dans l’écriture est suffisante pour que, dans l’édition de Master Keaton proposée par Kana, leurs deux noms apparaissent côte-à-côte. Ils travaillent ensuite conjointement sur Monster, Yawara, et Happy!. En 1999, il accède au poste de rédacteur-en-chef du magazine Big Comic Spirit, qui publiera alors 20th Century Boys ; mais il quitte rapidement son poste pour suivre une carrière de mangaka à temps complet, à la fois comme co-scénariste de Naoki Urasawa et comme scénariste à part entière, notamment pour Junji Ito. Après la réédition de Master Keaton, Billy Bat est le second manga de son compère pour lequel il est officiellement crédité comme auteur. Néanmoins, cet accord est surtout la conséquence d’un changement de maison d’édition : les deux ne travaillant plus directement pour la même société, il ne pouvait garder son statut d’homme de l’ombre propre au tantô.
A l’heure actuelle, le tantô le plus connu reste sans aucun doute Kazuhiko Torishima. La faute dans un premier temps à diverses facéties du mangaka dont il était alors responsable, un certain Akira Toriyama. Sur Dr Slump, celui-ci n’hésitait pas à briser le 4ème mûr, parmi les nombreuses formes d’humour auxquelles il aura recours. Ainsi, il va s’amuser à le faire apparaitre de temps à autre, le présentant comme un individu despotique ne pensant pour ainsi dire qu’à son travail.
Mais c’est surtout une mauvaise plaisanterie qui le fera connaitre du lectorat. Ayant refusé tous les croquis préliminaires du grand rival de l’histoire, et alors qu’ils étaient pressés par le temps, l’auteur décide de lui donner la tête de son responsable, et de l’appeler Mashirito, soit un anagramme de Torishima ; il est trop tard pour changer, et le personnage restera tel quel pour toute la série.
A l’époque, il fût aussi le tantô de Masakazu Katsura sur Wingman, ce qui explique probablement pourquoi ce-dernier fit à son tour quelques apparitions chez Akira Toryama. Depuis, il a gravi les échelons de la Shueisha, devenant notamment rédacteur-en-chef du Weekly Shônen Jump, durant la période qui aura vu le lancement de Naruto et One Piece. Aujourd’hui, il occupe le poste de chef de direction (CEO) au sein de la société.
A noter qu’il est crédité dans Video Girl Aï pour plusieurs de ses idées originales, et qu’il a influencé d’autres personnages, dont Matoriv de Dai no Daiboken. Surtout, il fait une apparition remarquée, sous sa véritable identité, dans Bakuman.
Bien entendu, les deux cas présentés ci-dessus sont extrêmes : la majorité de ces responsables éditoriaux ne seront jamais crédités dans l’écriture d’un manga, et resteront éternellement inconnus des lecteurs.
De plus, leur influence varie selon l’éditeur, le magazine pour lequel ils travaillent, les besoins de leur mangaka, et le succès des séries sur lesquelles nous les retrouvons. La Shueisha est présentée comme laissant un degré de liberté limité à ses artistes, à plus forte raison quand ceux-ci écrivent pour le Weekly Shônen Jump, et ce contrôle passe généralement par les tantô. Lors de la conférence de Takeshi Obata (Hikaru no Go) à la Japan Expo 2008, ce-dernier ne répondit qu’à quelques questions avant de céder le micro à son responsable, permettant alors au public français de découvrir ce poste méconnu au sein des rédactions nippones, et pourtant indispensable. Inutile de préciser que son intervention en lieu et place de l’invité suscita l’étonnement de l’assistance – voire son indignation – même si elle peut s’expliquer pour la timidité d’un mangaka qui avait d’ailleurs refusé d’être photographié.
A l’inverse, les auteurs moins cruciaux pour la santé financière de leur éditeur, travaillant pour des mensuels, ou qui ont atteint un âge respectable, disposent d’une plus grande souplesse dans leur travail de la part de leur tantô. Mais là encore, cela dépend beaucoup des habitudes des éditeurs.
Dans la fiction, nous trouvons quelques tantô lorsqu’il est question de conception de manga. J’ai mentionné Bakuman tantôt, mais il ne s’agit pas d’un cas isolé.
La plus emblématique reste sans aucun doute celle de Sora Wakanae dans Family Compo, de Tsukasa Hôjo. Même si elle a aussi de bons côtés, elle est souvent présentée comme une femme tyrannique, prête à tout pour obtenir le rendu des planches de son mangaka en temps et en heure, quitte à lui interdire de sortir de son atelier tant que tout ne sera pas réglé, ainsi qu’à ses assistants. Des réactions qui pourront paraitre extrêmes au lecteur occidental, mais qui en disent long sur l’image dont souffrent ces employés pas comme les autres aux yeux des artistes avec lesquels ils travaillent au quotidien.
Une anecdote pour finir : le tantô de Masami Kurumada sur Saint Seiya, pour s’assurer que l’auteur rende bien ses planches à temps, joua aussi régulièrement le rôle d’assistant, s’occupant notamment du lettrage. Mais combien d’entre eux en sont capables ?