En réponse au Mangacast n°20 consacré aux « manga français », j’avais envie de revenir sur le sujet et d’apporter ma propre vision sur cette problématique, en prenant en compte les propos tenus lors du podcast. Donc si vous ne l’avez pas (encore) écouté, je vous encourage à le faire avant de lire ce qui suit.
A vrai dire, j’avais déjà survolé la question il y a maintenant 6 ans – la vache, ça ne nous rajeunit pas – et grosso modo, mon avis n’a pas beaucoup changé, pour une raison : je n’ai toujours rien contre les « manga français », tout simplement car ils n’existent pas plus aujourd’hui qu’à l’époque. Ce serait comme être contre les éléphants roses à étoiles vertes, cela n’aurait absolument aucun sens.
Seulement, il convient d’expliquer mon raisonnement.
Le principal intervenant en faveur de l’appellation « manga français », dans cette émission, c’est Ahmed Agne, co-fondateur des éditions Ki-oon. Pour lui, il peut y avoir des « manga français » comme il peut y avoir des groupes de rock français : la nationalité n’a aucune importance. Seulement, cette comparaison suggère que nous avons des approches différentes de ce média. Car si nous reconnaitrons que le rock est un courant musical, je ne considère pas le manga comme un courant de la BD. A mon sens, « manga » est juste une autre manière – japonaise, en l’occurrence – de dire « bande dessinée », de la même façon que les Anglophones utilisent le mot « comics » (ou « graphic novel » quand ils se veulent pédants).
Parler de manga en tant que genre me parait déplacé, déjà car cela supposerait que toute la production japonaise appartiendrait au genre en question – au-delà des spécificités de chaque œuvre – et surtout car cela impliquerait qu’il existerait des codes identifiables propres aux manga. Or, Ahmed reconnait lui-même que les exceptions ne manquent pas, ce qui devrait rendre caduc toute possibilité de le définir. Et, quand bien même il serait possible d’arriver à une définition qui ne prendrait pas en compte l’origine géographique d’une façon ou d’une autre, il y a fort à parier que celle-ci refuserait le qualificatif de manga à Sazae-san et à tous les autres titres publiés avant les débuts de mangaka de Osamu Tezuka (dans la mesure où celui-ci a profondément altéré la façon de concevoir la BD dans son pays).
Quand je vois l’appellation « manga français », j’estime soit que l’éditeur ou l’auteur cherchent à attirer le public lecteur de manga en leur proposant un produit qui ressemble à ce qu’ils lisent d’habitude, dans une logique purement commerciale – ce qui donne lieu à des aberrations comme Lanfeust Manga ou Sanctuaire Reminded– soit que j’ai affaire à des Waponais qui pensent que parce que le mot « manga » vient du Japon, il est forcément meilleur que celui que nous utilisons d’ordinaire.
En France, le sens couramment admis pour « manga » est « BD japonaise » ; « manga français » signifierait donc « BD japonaise française », c’est débile. Quand nous avons affaire à un titre écrit par un Français pour un éditeur et un public français, je ne vois pas l’utilité de le considérer comme un manga, à moins de s’en servir comme argument commercial ou parce que ça fait joli. Ou alors, si le manga n’a rien à voir avec l’origine géographique, nous pouvons dire que De Capes et de Crocs et Lou! sont des manga. Puisque ce sont des BD.
Après, que des auteurs biberonnés aux manga contemporains s’en inspirent, que cela se retrouve dans leur style graphique, les codes qu’ils utilisent, etc… c’est parfaitement naturel. En ce moment, je lis Rolqwir et je sens bien que les auteurs carburent aux productions nippones. Personne n’ira leur dire qu’ils n’ont pas le droit de montrer que leurs personnages sont déconcertés en faisant apparaitre une grosse goutte sur leur visage, sous prétexte que ce n’est pas Français (ni Belge).
C’est exactement pareil pour l’animation. Totally Spies est clairement sous influence japonaise, tandis que Tous à l’Ouest reprend le gimmick du corbeau traversant l’écran. L’art se nourrit de l’art, c’est dans l’ordre naturel des choses. Totally Spies contient aussi des éléments de la série américaine Bécébégé, et plusieurs albums de Lucky Luke reprennent des trames issues de classiques du Western.
En résumé, je dirai que le terme « manga français » me pose deux difficultés. La première, c’est que je n’en vois pas l’utilité ; pour moi, « manga » signifie « BD » voire « BD japonaise », donc parler de « manga français » revient à dire « BD française » (pourquoi pas) ou « BD japonaise française » (non sens).
La seconde, c’est que ce terme reste associée à des projets d’éditeurs français puants de cynisme. Ils ont constaté que les manga, ça se vendait, donc ils ont décidé d’en produire eux-mêmes dans une logique purement marketing. Soleil qui sort Lanfeust Manga, c’est totalement ça : ils se seront dit que c’était un bon moyen de générer des bénéfices en dérivant une de leurs licences phares. J’imagine mal un auteur se lever le matin, et penser : « Je vais faire une version manga de Lanfeust et aller le proposer à Soleil ! » Cela ne s’est certainement pas passé comme ça. C’est l’éditeur qui aura eu cette idée, et qui aura trouvé un dessinateur – par exemple, quelqu’un dont ils avaient refusé un précédent projet d’inspiration japonaise – pour la concrétiser. Ce qui n’empêche pas nécessairement l’auteur en question de s’impliquer dans son travail, mais cela reste un vulgaire montage marketing qu’il ne faut surtout pas encourager. De la même façon, quand Ankama lance Dofus Manga, c’est car leur public cible, c’est un lecteur de Naruto de 12 ans (je caricature à peine) ; ils ont donc plus de chances de le toucher avec du 192 pages noir & blanc qu’avec du 48 pages couleur.
Pour finir, je rappellerai que nombre de mangaka revendiquent une influence de Moebius. Pour autant, parlons-nous de BD Franco-Belgo-Japonaise ? Non, mais c’est presque dommage : ce serait concept.